Traduction
de Marcelle Auclair
(Phébus,
1994)
Composé
en 1926, le roman Don Segundo Sombra est un classique
de la littérature argentine et, plus précisément, de la
littérature gauchesque, un genre apparu au XIXe siècle qui évoque
la vie rurale et met en scène une de ses figures emblématiques :
le gaucho.
Ce
gardien de troupeau est l'équivalent, dans la Pampa, du cow-boys.
Nomades à la vie précaire, les gauchos sont exploités par les
propriétaires terriens, utilisés par le gouvernement dans les
guerres intestines qui suivent l'indépendance et pour poursuivre la
conquête du territoire du peuple mapuche qui résiste encore à la
fin du XIXe siècle. Le gaucho est une figure ambivalente :
rebelle, violent mais brave, pauvre mais fleuron de la nation, il
devient dans l'imaginaire collectif une des figures emblématiques de
l'identité nationale.
La
littérature gauchesque contribue à cette construction mythique.
D'abord avec un des livres fondateurs de la littérature
argentine, Facundo, écrit en 1845 par Domingo
Faustino Sarmiento. Un livre qui décrit la vie de
Juan Facundo Quiroga, chef militaire et politique gaucho
appartenant au Parti Fédéraliste des guerres civiles argentines qui
minent le pays dans les décennies 1820 et 1830. Ce livre, véritable
pamphlet contre le dictateur Rosas, dépeint le type du caudillo et
développe une théorie sur la culture latino-américaine qui fera
florès : l’opposition entre civilisation et barbarie est le
conflit central de cette culture. Le gaucho est le type même du
barbare.
A
la fin du XIXe siècle, deux textes vont marquer la construction
mythique de la figure du gaucho : Martín Fierro,
long poème épique composé en 1872 par José Hernandez où
le gaucho Martín Fierro
raconte son histoire et les injustices dont il a été victime ; Juan
Moreira d’Eduardo Gutierrez, œuvre
devenue très populaire qui fut publiée en 1880 sous forme de
feuilleton dans un journal et qui s'inspire d'un
personnage réel.
Quand
Ricardo Güiraldès publie Don Segundo Sombra, le
gaucho et son mode de vie sont en train de disparaître et le
personnage devient un emblème identitaire. Le gaucho de ce
roman est un homme courageux et vertueux dont la description est
prétexte à chanter la liberté, la grandeur de la nature et de
l'homme. Un roman d'initiation envoûtant qui conquit le grand
Borges.
"Je m'assis avec le dresseur, sous l'auvent. Cette journée semblait prédestinée aux conseils, car mon compagnon, après avoir, un temps, frappé pensivement le sol de sa cravache, me dit:-Voyez, mon garçon. Ce n'est pas que je veuille me mêler de vos affaires, mais ne refusez pas l'offre avant d'y avoir réfléchi. Le patron, quoiqu'il soit assez autoritaire pour le travail, est serviable quand il le veut. Plus d'un homme est sorti d'ici avec sa troupe de chevaux ou son troupeau...moi-même, en travaillant fort, il est vrai, j'ai réussi à m'assurer la tranquillité pour ma vieillesse et mes petits. Don Juan est généreux, à l'occasion. Il sait ouvrir la main toute grande et il en laisse facilement glisser de grosses pièces d'argent.-Voyez, Don, répondis-je immédiatement, ce n'est pas que je veuille diminuer qui que ce soit, ni que j'ignore ce que vaut une bonne volonté, mais vous voyez cet homme ? Dis-je en montrant don Segundo qui revenait du parc, s'amenant doucement dans son chiripá qui m'était familier, avec son chapeau petiot et des lanières enroulées. Bon, cet homme aussi a la main longue...et, Dieu me pardonne, plus longue encore quand il a tiré le couteau...Mais comme votre patron, il sait l'ouvrir très grande et ce qu'on peut trouver dedans ce n'est pas des pièces d'argent, señor, mais des choses de la vie."
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| Gaucho, 1840 |
