"La guerre au roi "d'Abel Posse

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Titre original : Daimón 
Traduit par Sylvie Bérigaud
(Editions Williams/Alta, 1981)

Abel Posse est un des grands noms actuels de la littérature argentine. Né en 1934, il a écrit des romans, des essais, des contes, des poèmes tout en collaborant régulièrement à des journaux tels que La Nación de Buenos Aires, El País et El Mundo de Madrid ou encore El Nacional de Caracas. Il a mené aussi une carrière d'enseignant et de diplomate.
En 1978, il publie Daimón, traduit en français aux éditions Alta, en 1981, sous le titre La guerrre au roi. Daimón est le premier volet d'une trilogie consacrée à la découverte de l'Amérique qui comprend Los perros del paraíso publié en 1983 (Les Chiens du paradis - Belfond, 1986) qui a remporté le Prix Rómulo Gallegos et El largo atardecer del caminante publié en 1992 (Cabeza de vaca le conquistador aux pieds nus - Actes Sud, 2008).

On retrouve dans La guerre au roi le même procédé que dans Cent ans de solitude de Gabriel García Márquez : concentrer dans un récit toute l'histoire de l'Amérique latine. Ici, c'est l'histoire du conquistador Lope de Aguirre qui sert le projet.
Les principales étapes de la vie du conquistador et les personnages qu'il a côtoyés apparaissent dans le roman, une vie mouvementée et une postérité douteuse : Embarqué en 1534 pour les Indes Occidentales, Lope de Aguirre se fait bientôt connaître pour sa violence et sa cruauté. Dans les guerres qui opposent les espagnols après la conquête du Pérou par Franciso Pizarro, il prend le parti de ce dernier. En 1544, il change de camp et se range du côté de Blasco Núñez Vela, premier vice-roi du Pérou.
Arrêté cependant pour avoir violer les lois concernant la protection des Indiens, le juge Francisco de Esquivel le condamne à être fouetté sur la place publique. Lope de Aguirre traquera le juge pendant plus de trois ans et l'assassinera.
En 1552 il prend part au soulèvement contre le vice-roi Antonio de Mendoza mais en 1559, il s’enrôle dans une expédition dirigée par Pedro de Ursúa et ordonnée par le Vice-roi du Pérou Andrés Hurtado de Mendoza dont le but est de trouver le légendaire El Dorado. Il emmènera avec lui sa maîtresse Doña Inés de Atienza et sa fille Elvira. L'expédition compte 300 soldats espagnols, 500 indiens chargés de porter le matériel et quelques dizaines d'esclaves noirs. Elle voyage sur le fleuve Marañon qui donnera son nom à la troupe.
L’exploration est infructueuse et les conditions sont très dures. Dirigée par Lope de Aguirre, la troupe se mutine, assassine Pedro de Ursúa et nomme comme nouveau chef de l’expédition Fernando de Guzmán. Lope de Aguirre, qui refuse l’autorité royale, décide de fonder un royaume indépendant et Fernando de Guzmán est nommé "Prince de la Terre Ferme, du Pérou et du Chili". Mais le véritable maître est Lope de Aguirre et non Fernando de Guzmán. En peu de temps il élimine tous ceux qui s’opposent à son autorité, y compris Guzmán et ses fidèles.
A la tête d’un groupe réduit d’hommes, les "marañones", il arrive jusqu’à la côte Atlantique, s’empare d’embarcations et entreprend de se diriger vers le Pérou avec l’intention de conquérir la vice-royauté. En 1561, alors qu'il s'empare de l'île Margarita au large du Venezuela, il envoie une lettre au Roi d'Espagne dans laquelle il l'insulte et signe "le Prince de la Liberté". Lope de Aguirre connaîtra une fin tragique. Trahi, assiégé par les troupes royales, il tue sa fille et quelques uns de ses derniers compagnons et meurt assassiné par un de ses anciens fidèles. Son corps sera découpé en morceaux et dispersé.

Abel Posse choisit d'explorer le personnage dans sa dimension d'archétype de l'indépendance américaine et construit un récit comme un palimpseste dans une chronologie historique brouillée : Aguirre et ceux qu'il a côtoyés traversent l'histoire de l'Amérique Latine de la Conquête aux dictatures contemporaines. Ainsi le personnage du Noir Niceforo, souffre-douleur de Lope de Aguirre durant la Conquête se voit refuser, à cause de sa couleur, une place de gendarme quand advient la république libérale mise en place après l'Indépendance. Tandis que le bourreau Carrion deviendra colonel... Abel Posse propose une lecture criminelle - et démoniaque puisque le titre espagnol du roman est Daimón- de l'émergence historique de l'Amérique.

Basée sur la confrontation originelle de ce que fut la conquête, son récit du continent se fait l'écho de deux imaginaires (celui des conquistadors, celui des peuples conquis) et entre de palin-pied dans la dimension mythologique de l'Histoire. Chaque chapitre est introduit par un arcane qui annonce le destin : le jugement, le diable, l'Impératrice... Tout au long du roman, on rencontre les superstitions et les croyances qui accompagnèrent cette fusion des cultures : les Amazones, El Dorado ou le chamanisme... et il est intéressant de noter que le roman commence par l'exposition d'une « mesnie » infernale, une troupe de morts menés par un roi qui sème la terreur représentée ici par Lope de Aguirre mort et sa troupe composée des gens qu'il assassinat.
L'univers fantastique qui se déploie dans le roman fait de l'Amérique un espace intermédiaire entre l'histoire et la mythologie. Personnages réels et personnages littéraires se mêlent, les animaux commentent ce qu'il advient, le récit se fait délire...

Un chercheur de l'Université de Murcia, Alejandro Hermosilla Sánchez, dans un article intitulé El "daimón" del Lope de Aguirre de Abel Posse rappelle que « Durant ce que l'on connaît comme le platonisme moyen un examen intéressant s'est fait jour. Il concernait la croyance en les êtres intermédiaires (démons, génies, puissances, esprits) qui servaient d'interprètes, de messagers, de moyens de mise en relation et de communication directe avec la divinité, elles présidaient aux révélations et aux prédictions qui sauvaient la désolante séparation de l'homme avec les Dieux et qui rendaient possible la transmission des actions de la providence divine vers les créatures inférieures. ». Cet article revient sur l'histoire de la notion de « démon » que semble avoir explorée Abel Posse pour son roman : une notion qui désignait une sorte de génie inspirateur du destin individuel dans les temps antiques et qui, peu à peu, en est venu à désigner le mal absolu. 
Le romancier joue de ces deux acceptions de la notion : La destinée de Lope de Aguirre est tragique, infernale mais inspirée. Sa destinée épouse celle de l'Amérique parce qu'il fut un des précurseurs de l'esprit d'indépendance. Mais le Lope de Aguirre d'Abel Posse fait aussi écho à Faust lié par un pacte au diable et plus encore à Don Juan qui refuse de se repentir et continue de défier Dieu : "l'homme n'est que sa révolte" peut-on lire dans le roman. 

"Non seulement les peuples de la jungle, mais aussi les plantes et les animaux, furent vite convaincus que ces envahisseurs étaient profondément brouillés avec l'Esprit de la terre. Il leur manquait l'harmonie et la paix. Ils donnaient l'impression d'avoir été mis au monde pour courir comme des loups affamés. Leurs joies étaient infimes, en comparaison de leurs journées de sacrifice et d'effort. On les voyait enfin tranquilles lorsqu'ils parlaient du futur, tirant des plans fébriles qui leur faisaient ressentir le présent comme une simple perte de temps. Il fallait comprendre qu'ils étaient victimes d'un dieu joueur, qui s'amusait à les punir en leur accordant ce qu'ils ambitionnaient. Ils affirmaient être venus pour établir des institutions et des coutumes semblables à celles de leur royaume, mais en réalité ils venaient pour sen défaire : ils abusaient des femmes, tuaient, s'adonnaient à tous les vices. Visiblement ils ne pouvaient comprendre la liberté sans les crimes."