Titre
original : Salón de Belleza
Traduction
de André Gabastou
(Éditions
Stock, 2000)
Le
Mexicain Mario Bellatin est un des écrivains les plus insolites et
les plus doués de la littérature latino-américaine actuelle.
Chacun de ses livres construit un univers fermé régi par la seule
poétique.
Dans
ce roman, un homme raconte comment, peu à peu, il a transformé son
salon de beauté en mouroir. Une histoire qui a pour toile de fond
l'épidémie de sida. Bien que l'on ne trouve aucune mention de cette
maladie dans le texte, plusieurs indices l'évoquent : l'homme est un homosexuel, tous les malades sont des hommes et,
surtout, beaucoup d'entre eux sont touchés par une maladie virale et
mortelle. Le roman date de 1994, moment où on sort à peine de la
décennie noire marquée par l'apparition du sida et le rejet et
l'isolement des malades. Bellatin lui-même explique comment est né
son livre : « Je suis parti d'une information que
j'avais trouvé dans un journal. On y racontait qu'un coiffeur, dans
un quartier marginal de Lima, accueillait des malades du sida. Cette
anecdote m'a semblé offrir un riche espace de création. »
L'écrivain
péruvien Paolo de Lima propose un analyse intéressante de ce
roman : « Bien que Salon de beauté respecte
les lois de non-espace et non-temps qui régissent l'œuvre
romanesque de l'écrivain, notre hypothèse est que l'élaboration du
Mouroir [...] fait référence aux aspects mutilés, déficients et
structurellement détériorés des sociétés latino-américaines. »
Paolo
de Lima rappelle que "Le sida est associé à un groupe à
risque qui a eu une conduite sexuelle considérée condamnable par la
société. Certains de ses principaux groupes à risque sont les
homosexuels, les prostituées et les consommateurs de drogues".
Dans le roman, plusieurs éléments renvoient à cette
marginalisation sociale. Le quartier où se trouve le salon est un
quartier marginal. Le mouroir trouve son origine dans la
stigmatisation d'un secteur de la société puisque le narrateur
commence en accueillant des homosexuels qui ont été attaqués par
des homophobes; il décide de faire de son salon un asile pour que
les personnes attaquées ne meurent pas "comme des chiens
dans la rue, ou dans l'abandon des hôpitaux publics."
Le mouroir est attaqué par le voisinage qui craint la contagion,
etc.
Paolo
de Lima ajoute : "Dans le roman, le fait que les malades
n'aient pas d'identité et soient présentés comme partie d'un
groupe semble accentuer cette idée que la maladie est un châtiment
pour un secteur à risque".
Il
faut signaler par ailleurs que le mouroir est un espace qui s'oppose
à l'espace social normalisé puisque le narrateur ne veut pas que
les associations caritatives ou les institutions publiques
interviennent. Une de ses préoccupations est d'imaginer ce que va
devenir le mouroir quand, à son tour, il succombera à la maladie :
il n'aime pas du tout l'idée que des religieuses soient amenées
à prendre en charge le mouroir et il en vient même à penser qu'il
faudrait le brûler pour que cela n'arrive pas.
Il
est important de noter que c'est le narrateur, et lui seul, qui fixe
les règles qui régissent le mouroir :“Comme je crois l'avoir
déjà dit, les médecins et les médicaments sont interdits dans le
salon de beauté. Ainsi que les simples, les guérisseurs et le
soutien moral des amis ou des parents proches. Sur ce plan, les
règles du Mouroir sont inflexibles. Ne sont acceptés que de
l'argent en espèces, des friandises et du linge pour le lit. Je ne
sais pas d'où me vient mon obstination à diriger seul
l'établissement. ” Ses règles rigides ne peuvent
s'expliquer que si on considère que le mouroir est un espace
symbolique de l'existence même : au départ espace dédié à la
beauté, il devient un espace dédié à la mort.
Paula
Rodríguez-Abruñeiras de l'université de Wisconsin-Milwaukee,
auteur d'une étude intitulée Enfermedad, identidad y
simbolismo en Salón de belleza, de Mario Bellatin introduit
de la manière suivante sa recherche : “A la lecture du roman,
trois aspects se révèlent primordiaux : la valeur symbolique des
poissons au fil de la narration, la maladie qui progresse sans merci
et la manière de traiter de l'identité (individuelle et collective)
que dessinent ces deux aspects". Dans le roman, le narrateur
explique longuement son intérêt pour les poissons qu'il avait
commencé à acheter pour décorer son salon de beauté. L'étude
montre comment ce thème des poissons s'avère le plus intimiste du
récit : les couleurs, l'état et le devenir des poissons
reflètent les étapes principales de la vie du narrateur. “Ainsi,
il n'est pas fortuit que, quand le narrateur découvre sa passion
pour les poissons, il s'enthousiasme pour ceux qui ont des couleurs
brillantes et qui amènent de la joie dans le salon […]
Cependant, vers la fin du roman, ces couleurs disparaissent et
laissent place à des poissons plus sombres, résistants et
agressifs.”.
En
suivant ce fil, un autre thème central apparaît : la beauté et la
féminité. Quand le salon est à son apogée, les poissons
sont voyants et colorés comme l'est le narrateur lui-même quand il
s'habille en femme pour sortir la nuit. Le narrateur avait pour but
de proposer à ses clientes un lieu où elles se sentiraient
embellies. Quand le salon devient un mouroir, le narrateur refuse de
recevoir des femmes malades et il s'explique : "un
salon qui avait embelli à satiété les femmes n'allait pas jeter
par-dessus bord toutes ces années de sacrifice." Par
ailleurs, au fur et à mesure que la maladie du narrateur progresse,
il renonce à s'habiller en femme. Tous ces éléments mettent à
jour des paires antinomiques : salon de beauté versus mouroir,
beauté versus déclin physique, féminité versus
dépersonnalisation.
