Titre original : "El paraíso en la otra esquina"
Traduction
d'Albert Bensoussan avec la collab. d'Anne-Marie Casès
(Paris
: Gallimard, 2003)
Pour qui aime les romans historiques, voici un roman de Mario Vargas Llosa qui revient sur deux destins marqués par les utopies sociales et esthétiques du XIXe siècle : celui de Flora Tristan et celui de son petit-fils, Paul Gauguin.
Ce livre a été traduit en français l'année même où il a été publié en espagnol. C'est que Vargas Llosa, figure importante du boom éditorial et littéraire de la littérature latino-américaine dans les années 60-70, prix Nobel de littérature en 2010 et, désormais, étoile de La Pléiade est un des « classiques » de la littérature contemporaine.
Le paradis un peu plus loin saisit les deux personnages historiques dans les dernières années de leur existence : Flora, intransigeante et intègre, tente de mettre en œuvre son projet d'Union ouvrière qui doit changer la société. Paul, licencieux et provocateur, tourne le dos à la civilisation et part à Tahiti pour créer un art sauvage et libre. Deux visages de l'absolu que rien ne semble rapprocher : Flora veut changer le monde, Paul veut s'en écarter. Flora est profondément humaniste. Paul cherche à s'animaliser. Pour Flora, l'art est accessoire ; pour Gauguin, c'est une activité vitale. Flora s'exaspère de voir l’Église abonder la soumission et l'exploitation. Paul cherche un art qui renoue avec la force spirituelle des rituels païens. Flora se méfie de l'amour qui assujettit les femmes. Paul est un jouisseur pour qui le sexe est une libération.
Mais, malgré ces différences, la grand-mère et le petit-fils ont pour points communs le radicalisme de leur engagement et la conviction que leur action touche à des questions existentielles : Pour Flora Tristan, l'amélioration de la condition ouvrière et féminine ; pour Paul Gauguin, l'élaboration d'un art qui réintègre la vie. Le roman entrelace d'un chapitre à l'autre le destin des deux personnages mettant en valeur leurs différences et leurs ressemblances et ce « tu » dont le narrateur les apostrophe, nous rapproche d'eux et les rend tous deux, chacun selon sa trajectoire, attachants.
Mais le premier intérêt de ce livre est que, non content de reconstituer minutieusement ces deux vies exceptionnelles, il nous plonge dans les messianismes, les doctrines et les mouvements qui ont précédé et façonné notre monde contemporain : saint-simonisme ou fouriérisme, symbolisme ou impressionnisme... Nous croisons au fil de la lecture les grandes figures politiques et artistiques du XIXe siècle : le père Lamennais, défenseur de la liberté des cultes, Proudhon, Éléonore Blanc, porte parole des ouvriers lyonnais, O'Connel qui défendait au parlement anglais l'abolition de l'esclavage, Mallarmé ou Pissarro.
Les clefs que donne Vargas Llosa sur le parcours artistique de Gauguin et de ceux qui l'entourèrent donnent envie de voir de nouveau ces œuvres qui permirent l'émergence des révolutions esthétiques du début du XXe siècle. Voici, pour conclure, un passage où Gauguin évoque Van Gogh.
« Te souviens-tu de ce soir de pluie et de mistral, où enfermés tous deux dans la Maison Jaune, le Hollandais fou s'était mis à parler du Christ comme d'un artiste ? Tu ne l'avais pas une seule fois interrompu, Paul. Le Christ était le plus grand des artistes, disait Vincent. Mais qui avait méprisé le marbre, la glaise, la peinture, et préféré œuvrer sur la chair vive des êtres humains. Il n'avait pas fait de statues, de tableaux, de poèmes. Il avait fait des êtres immortels, créé des instruments grâce auxquels hommes et femmes pouvaient faire de leur vie une parfaite et belle œuvre d'art. Vincent avait parlé longtemps, en buvant son absinthe à petites gorgées, et en disant parfois des choses que tu n'arrivais pas à déchiffrer. Mais, tu avais bien compris, sans jamais l'oublier, ce qu'à l'aube Vincent avait rugi, les larmes aux yeux :-Je veux que ma peinture réconforte spirituellement les êtres humains, Paul. Comme les réconfortait la parole du Christ. Le « halo » suggérait l'éternel dans la peinture classique. Ce « halo », c'est ce que maintenant je tente de remplacer par l'irradiation et la vibration de la couleur dans mes peintures.
Dès lors, Paul, bien que tu n'aies jamais été très emballé par ce spectacle de lumières aveuglantes, ces feux d'artifice qu'étaient les tableaux de Vincent, tu avais considéré ces couleurs démesurées et violentes avec plus de respect qu'auparavant. Il y avait chez le Hollandais fou une vocation de martyre qui te donnait, parfois, des frissons. »
Le titre donne la clef du roman car il évoque cette belle définition de l'utopie que donna le cinéaste argentin Fernando Birri et reprise par Eduardo Galeano :
« J'ai dans l'idée que l'utopie est à l'horizon et, alors, si je fais dix pas, l'utopie s'éloigne de dix pas, et si je fais vingt pas l'utopie se place vingt pas plus loin : J'aurai beau avancer, jamais, jamais je ne pourrai l'atteindre. Alors, à quoi sert l'utopie ? Elle sert à cela : à avancer »
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