Titre original : "El reino de este mundo"
Traduction de René L.-F. Durand
(Paris : Gallimard, 1980)
Alejo Carpentier est né en 1904 à Cuba, son père était d'origine française et sa mère était Russe. S'il est anglophone, s'il est capable de citer dans le texte des auteurs grecs ou latins, Carpentier a surtout appris le français quand il était enfant et il est très imprégné de notre culture. Il est d'ailleurs mort à Paris en 1980, ville où il était ambassadeur depuis 1966.
Le premier séjour qu'il a fait en France et qui a marqué sa trajectoire artistique est celui qu'il fit de 1927 à 1939. En effet, c'est à cette époque qu'il va entrer en contact avec les avant-gardes européennes notamment avec les surréalistes. S'il revient dans son pays enrichi de nouvelles expérimentations formelles, Carpentier se sent avant tout profondément Cubain et oriente ses recherches vers une expression qui soit propre à rendre compte de la réalité historique et culturelle du continent latino-américain. C'est ainsi qu'il élaborera la notion de "Réel merveilleux" qui connaîtra une grande fortune sous le nom de Réalisme magique, notamment avec García Márquez.
Qu'est-ce que le "Réel merveilleux" pour Alejo Carpentier? "Une altération inattendue de la réalité", "Une révélation privilégiée, une illumination inhabituelle" qui permet de percevoir d'autres dimensions de la réalité. Le "Réel merveilleux" offre une perspective supplémentaire à l'histoire latino-américaine, ce n'est pas seulement un processus fictionnel. Le royaume de ce monde, publié en 1949 est le premier roman où Alejo Carpentier met en avant cette notion.
Le livre trouve son origine dans un voyage que fit l'auteur avec Louis Jouvet en Haïti en 1944 et qui va l'amener à élaborer deux romans qui traiteront de l'écho que trouvèrent dans les Caraïbes les idées des Lumières et le processus révolutionnaire français : Le royaume de ce monde et Le siècle des lumières.
On y voit notamment comment La France, initiatrice des libertés, en vint à perdre sa plus riche colonie : Haïti. Le royaume de ce monde a pour cadre ce pays et couvre une période qui va de la seconde moitié du XVIIIe siècle au début du XIXe siècle. C'est un roman historique où apparaissent des épisodes et des personnages réels : la révolte des esclaves qui eut à sa tête un nègre marron nommé Mackandal, la guerre d'Indépendance, le royaume d'Henri Christophe... Cependant, le roman historique est ici revisité car il se déploie à partir de la vision des esclaves eux-mêmes et à partir du potentiel poétique des croyances africaines.
Voici, par exemple, les réflexions du personnage principal du roman, l'esclave Ti Noël, en ce qui concerne la royauté :
« En Afrique, le roi était guerrier, chasseur, juge et prêtre ; sa précieuse semence engrossait des centaines de ventres d'où naissait une vigoureuse lignée de héros. En France et en Espagne, en revanche, le roi envoyait combattre ses généraux ; il était incompétent dans le règlement des procès, se faisait rabrouer par le premier moine venu, son confesseur, et en fait de virilité se contentait d'engendrer un prince malingre, incapable de tuer un cerf sans l'aide de ses veneurs, à qui on donnait, inconsciente ironie, le nom d'un poisson aussi inoffensif et frivole que le dauphin. Là-bas, en revanche, le Grand Là-Bas, il y avait des princes durs comme l'acier, des princes, tel le léopard, des princes qui savaient le langage des arbres, des princes qui commandaient aux quatre points cardinaux, maîtres de la nuée, des semences, du bronze et du feu. »
Plein d'ironie, d'une écriture tout à la fois opulente et efficace, occasion d'une réflexion décentrée sur l'histoire... ce roman est un incontournable pour qui s'intéresse à la littérature caribéenne.
![]() |
| Portrait de Toussaint Louverture par Alexandre-François-Louis, comte de Girardin, An XIII |
