Titre original: "El viaje"
Traduit de l'espagnol par Marie Flouriot
(les Allusifs. Montréal, 2003)
Né
en 1933, décédé en 2018, Sergio Pitol est une personnalité
incontournable dans le panorama culturel d'Amérique Latine autant
pour son œuvre littéraire que pour son rôle important de promoteur
de l'art et de la culture mexicains. C'est un cosmopolite qui parle
sept langues dont l'anglais, l'allemand, le russe ou le polonais. Il
a étudié à Rome, il a été traducteur à Pékin et à Barcelone,
conseiller culturel en France, en Hongrie ou en Pologne... Le livre
intitulé Le voyage est tiré de journaux
qu'il tenait alors qu'il était ambassadeur en Tchécoslovaquie,
poste qu'il occupa de 1983 à 1988, c'est à dire à l'époque où
survint la Perestroïka en URSS.
Et, justement, ce livre raconte un voyage que fit Sergio Pitol en URSS au mois de mai 1986 alors que tout se mettait à bouger. C'est un petit livre mais d'une grande richesse parce que son auteur est d'une érudition remarquable : on y trouve des rencontres, des descriptions de Moscou, de Leningrad, de la Géorgie, des visites de musée, des bribes de lecture mais aussi des rêves et des informations sur les processus de sa propre écriture. Et on y trouve, bien sûr, un témoignage de cette période historique de mutation politique.
Un des aspects les plus intéressants de ce livre est qu'il est écrit par un auteur qui connaît très bien la littérature d'Europe centrale ou la littérature russe et qu'il constitue une mine de suggestions de lectures. Ainsi, pour ce qui est de la littérature russe, Sergio Pitol connaît ses classiques mais aussi les écrivains censurés du début du XXème siècle : Anna Akhmatova, Marina Tsvetaïeva, Mikhaïl Boulgakov, Alekseï Remizov, Andreï Platonov et bien d'autres. Bref, ce livre est de ceux, délicieux, qui invitent à d'autres lectures alors, pour conclure, voici juste ce récit que lui fit l'écrivain Victor Chklovski de la mort de Tolstoï et qu'il rapporte. On est alors en 1910, dans la Russie tsariste...
« […] Il nous parla longuement du matin du jour où mourut Tolstoï, alors qu'il était lui-même étudiant à Saint-Pétersbourg. On avait ordonné à la presse de ne rien publier sur ce décès dans les journaux, pas la moindre ligne. Chklovski sortit de chez lui et vit soudain les gens disparaître ; les magasins se fermèrent en quelques secondes, les voitures à cheval s'arrêtèrent. Il y eut un silence majestueux, sacré, comme si le monde était mort, comme si le globe terrestre s'était arrêté dans sa course, et ensuite, soudain, de toutes parts surgit la foule affligée qui pleurait, malade de douleur, orpheline parce que son Père l'avait abandonnée. Les églises avaient fermé leurs portes pour que personne n'y puisse entrer; on avait excommunié Tolstoï depuis longtemps. Mais la foule les entourait, les noyait, les convertissait en quelque chose de trivial devant le chêne tombé : la terre était morte et la Russie pleurait. »
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| Portrait de Léon Tolstoï par Ivan Kramskoï, 1873 |
