"Livre de Manuel" de Julio Cortázar

Titre original : Libro de Manuel

Traduit de l'espagnol par Laure Guille-Bataillon

(Gallimard, 1987)


Considéré comme un maître de la nouvelle fantastique, Cortázar (1914-1984) est aussi et surtout un créateur novateur de formes littéraires. Ainsi, dans Marelle, puis dans 62 maquette à monter, il propose au lecteur un jeu de combinaisons littéraires qui fait de ce dernier un acteur de la création en réalisant «son montage personnel des éléments du récit».

Paru en 1973 à Buenos Aires, publié en français en 1974 aux éditions Gallimard, le Livre de Manuel se présente comme un texte hybride où la fiction côtoie la coupure de presse, où l'essai se mêle à l'anecdote et la chronique à la poésie. Dès l'incipit le narrateur s'explique : « Personnellement, je ne regrette pas cette hétérogénéité qui a même fini, heureusement, par ne plus me sembler telle après un long processus de convergence : si, pendant des années, j'ai écrit des textes relatifs au problèmes latino-américains en même temps que des romans d'où ces problèmes étaient absents ou n'affleuraient que par la bande, ici et aujourd'hui les eaux se sont mêlées [...] ».

Le récit foisonnant et baroque se nourrit de fragments, d'informations journalistiques, de dialogues, d'épisodes cocasses ou érotiques... pour dresser le portrait d'un groupe d'exilés sud-américains dans les années 1970, époque où sévissent les dictatures sur leur continent et où la jeunesse, partout, rêve de changer le monde.

L'aspect formel du récit peut parfois dérouter : modifications brusques des points de vue, interruptions abruptes du discours, jeux sur le langage, jeux sur la mise en page... Cortázar déploie toute une esthétique de l'inachevé, du tronqué, du fragment, du collage, de l'aléatoire, du télescopage, du hasard, de l'association poétique qui s'inscrit résolument dans les révolutions formelles qui ont marqué le XXe siècle.

Ce dispositif narratif est mis en abîme dans le récit avec le livre préparé pour le bébé Manuel : un livre que les adultes lui composent à partir d'articles de presse et d'images pour que, plus tard, quand il sera grand, il comprenne ce qui s'est passé. Parce que c'est là qu'est tout l'intérêt de ce livre insolite : à travers le témoignage de la figure ambiguë de Cortázar-narrateur, désigné par l'appellation ironique "qui tu sais", c'est toute une époque qu'il est donné au lecteur de revivre, une époque où l'utopie sociale et politique s'accompagnait d'une nouvelle manière radicale de penser et dire le monde. On entend dans ce livre Cortázar parler de l'absurde, de la réalité, de la littérature, de l'histoire de la culture ; il se fait l'écho des idéaux et de la situation politique de l'époque : l'homme nouveau, la décolonisation, la guerre froide... Les fragments prennent ici valeur d'indices précieux pour l'archéologie de notre modernité.

"A un certain niveau du désordre, qui tu sais s'aperçoit qu'il a un peu forcé sur la spontanéité et au moment de mettre en ordre ses documents (impossible de décrire l'espèce de malle ou de soupière géante où il jette à mesure ce qu'il appelle des fiches et qui sont en fait tous les bouts de papiers qui lui tombent sous la main) il arrive que certaine choses qui, sur le moment, lui avaient paru significatives s'amenuisent méchamment tandis que trois bêtises sur la façon de manger de Manuel ou l'opinion de Gladis sur une coiffure, envahissent la soupière et sa mémoire comme si elles étaient -gravées-dans-le-bronze. Qui tu sais ferme à demi les yeux et admet que l'oubli et la mémoire sont des glandes aussi endoctrines que la thyroïde et l'hypophyse, régulatrices de la libido et qui agencent de vastes zones crépusculaires et des arêtes brillantes afin que la vie de tous les jours ne se cassent pas trop la gueule."


Guevara en Bolivie en 1967 (Centro de Estudios Che Guevara en La Habana, Cuba)