"Madame Wakefield" d' Eduardo Berti

Titre original : la mujer de Wakefield

Traduction de Jean-Marie Saint-Lu

(Éditions Grasset & Fasquelle, 2001)


Ce livre, publié en 1999, est le second de cet auteur incontournable de la littérature argentine actuelle. C'est un roman qui relève du jeu littéraire puisqu'il s'agit de réécrire sous forme de roman la nouvelle Wakefield de Nathaniel Hawthorne, une nouvelle parue en 1835. Deux récits, donc, pour une même histoire : Un jour, un homme abandonne sa maison, sa femme et s'installe dans une rue voisine. Au bout de vingt ans, il revient chez lui comme si rien ne s'était passé. 

 Dans la nouvelle initiale, on peut lire « Le lecteur est donc libre de se livrer à ses propres méditations, ou, s'il le préfère, et il sera le bienvenu, de parcourir avec moi les vingt années que dura l'exil volontaire de M. Wakefield. ». Il semblerait qu'Eduardo Berti ait suivi au pied de la lettre cette invitation.

Si l'on observe cette réinterprétation du récit, on remarque tout d'abord que si dans la nouvelle de Hawthorne le personnage principal est le mari, dans le roman d'Eduardo Berti, le personnage principal est l'épouse. Par ailleurs, l'auteur argentin, réinvestit des éléments du premier récit comme on utilise des accessoires au théâtre, pour créer des scènes, des épisodes ou des caractères. Par exemple, le motif du costume gris de Monsieur Wakefield, un détail dans la nouvelle, a plusieurs usages dans le roman : il sert à caractériser Wakefield ou à créer tout un épisode. De même, la mention faite dans la nouvelle de l'existence d'un jeune serviteur donne lieu à toute une histoire dans le roman.

La variante proposée par Eduardo Berti donne plus de profondeur sociologique au récit. On en sait davantage sur la condition féminine, sur les relations entre les classes sociales, sur le contexte historique... mais, le plus intéressant est le dernier chapitre du roman :

" Quelqu'un écrira de nouveau cette histoire, d'une façon différente. Quelqu'un (et le lecteur, qui connaît l'avenir, sait peut-être qui) réécrira tout cela comme une nouvelle, regrettera de ne pas avoir davantage de place pour s'étendre à loisir et exposera chacun des faits selon le point de vue de Wakefield parce que « c'est le mari qui nous occupe ». Quelqu'un dira qu'il a trouvé le germe de cette histoire dans un journal quelconque, un de ces journaux que Mme Wakefield détestait lire. Quelqu'un dira qu'elle n'a jamais rien su, qu'elle a passé vingt ans comme veuve jusqu'au retour tardif de son mari. Quelqu'un escortera Wakefield sur son chemin de retour, mais préférera ne pas franchir le seuil, dans un geste de pudeur désuet.

Quelqu'un dira autant de choses, presque les mêmes mais différentes, parce que si toute histoire – y compris celle qui est écrite – reste encore à écrire, celle qui vient d'occuper ce livre deviendra très vite – si ce n'est déjà fait – une histoire deux fois racontée. "

Bien entendu, l'auteur évoque le récit d'Hawthorne mais, au delà, il insiste sur la dimension de palimpseste que peut avoir le texte littéraire : n'importe quel récit peut être réécrit, interprété de nouveau. C'est ainsi que, dans le roman, Madame Wakefield recopie des fragments du Quichote qui lui permettent, ou du moins elle le pense, de comprendre ce qui est arrivé à son mari.


 Camille Léopold Cabaillot-Lassalle, Lecture dans le boudoir, 1874, musée des Beaux-Arts de Liège.