« Terre de personne » d'Eduardo Antonio Parra

 Titre original : "Tierra de nadie"

Traduction de Jean Bernier

(Boréal, 2003)


Eduardo Antonio Parra, né en 1956, est un nouvelliste virtuose qui a publié plusieurs recueils et qui a obtenu le Prix Antonin Artaud 2009, prix de l'Institut français de Madrid qui récompense un livre édité au Mexique.

C'est, lui aussi, un écrivain qui chante un territoire : la région frontalière du nord du Mexique. Ses récits constituent une immersion dans les paradoxes violents de la misère et de l'obscurantisme. Son regard passe par l'intériorité : la pute et ses désirs, le voyou et l'absurdité de sa mort, l'irréalité d'un passage de frontière... mais revivifie les mythes qui veinent les existences dont il nous parle. Ses nouvelles touchent à l'allégorie. Entre peintures noires de la réalité de ce territoire et récits fantastiques, cette série de nouvelles semblent explorer crescendo les limites de l'irrationnel. Le personnage de Dolores qui initie la série et qui évoque la « Llorona » des contes populaires mexicains semble une figure tutélaire des destins tragiques qui se jouent devant nous.


« Peu de gens savent qu'elle s'appelle Dolores Cerrillo. Pour quelques-uns, c'est la folle de la rivière, et pour presque tous les autres, c'est « la statue de sel ». Elle ne bouge jamais, disent-ils, elle est comme une pierre, une pierre de la rive. Je me la rappelle ainsi depuis que j'ai ouvert les yeux. Quand j'étais petit, elle avait déjà cet âge qu'elle a toujours eu. C'est en tremblant de peur que je me suis approché d'elle, le matin où mon père lui a demandé sa bénédiction avant d'aller cueillir des oranges dans les vergers du Yankee. Comme tous les autres, il a mis un genou en terre et il a baissé les paupières quand il a senti les doigts râpeux effleurer son front. La vieille avait marmonné sa prière, et je n'ai cru saisir que les dernières paroles «Que Dieu t'accompagne, et prends garde au fleuve, la nuit. »